Allocution de Pierre Bernard, cofondateur de l’atelier Grapus, lors de la remise du prix Érasme qui lui a été décerné, en 2006, par la fondation du même nom.
La fondation Érasme a été créée en 1958 par la famille royale de Hollande dans l’idée de contribuer à l’émergence d’une nouvelle Europe et d’une nouvelle citoyenneté européenne. Depuis, le prix Érasme est remis chaque année à une ou plusieurs personnes, ou bien à une institution, ayant apporté une contribution exceptionnellement importante à la culture de l’Europe. Les valeurs prises en compte dans le choix des lauréats sont la tolérance, la valorisation de la diversité culturelle et la pensée critique non dogmatique.
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Je
suis heureux et particulièrement fier de recevoir aujourd’hui, en tant
que graphiste, le prix de la fondation Érasme. Je veux dire, en premier
lieu, l’étonnement et le plaisir immédiats que j’ai ressenti en
réalisant que cette récompense me venait du pays qui a déjà fait le
plus, et assurément le mieux, pour le design graphique. Cette discipline nouvelle qui est née dans les espoirs et les tourments du
XXe siècle a, en effet, une histoire d’amour bien particulière avec les
Pays-Bas.
J’ai souvent en tête, l’exemple magnifique de la Poste néerlandaise et du rôle de commanditaire éclairé qu’y a joué Jean-François Van Royen, son secrétaire de direction. Dès 1920, il a compris que cette institution mise au service de la communication entre les personnes assurait, au-delà de sa fonction utilitaire, une mission éminemment culturelle. Observant que la grande majorité des échanges interhumains, nationaux et internationaux formalisés, transitaient par la Poste, il a décidé de mettre tout le matériel qui leur était nécessaire au diapason d’un humanisme délicat porté par des formes nouvelles. Confiés à des artistes, des poètes, des typographes parmi les plus expérimentés, les supports du courrier sont devenus les véhicules quotidiens d’un message social et d’une éducation artistique. Par la suite, et au fil du temps, les PTT néerlandais ont su développer une politique de qualité dans tous les domaines du design, de l’architecture au timbre poste, en passant par celui des outils de travail et des dispositifs d’accueil du public. Voilà pour moi une intuition dont la leçon persiste. Cette entreprise de la poste a généré un apport culturel déterminant. À mes yeux, cet apport constitue encore aujourd’hui un modèle concret et exemplaire d’enrichissement collectif. Il nous enseigne aussi que le design graphique se développe dans la société moderne et démocratique s’il privilégie des hypothèses d’excellence au sein des lieux et des activités du domaine public. C’est dans ce domaine où les individus sont considérés, par principe, égaux en droits, qu’il convient de donner le «la» de la qualité pour tous. La diffusion d’un graphisme d’utilité publique jusqu’aux plus défavorisés socialement et/ou culturellement est une des messagères du désir de partage et de justice sociale. C’est elle qui tisse la lumière dans le paysage. Je ne résiste pas au plaisir de citer mon ami Gert Dumbar, l’éminent graphiste responsable d’une grande quantité de formes du domaine public ici, aux Pays-Bas. «Le génie du design hollandais, m’a-il dit un jour, est né de la platitude géographique de son territoire». Il arguait, alors, du fait que les décisions sont prises en toute rationalité avec les décideurs et qu’il faut tout dessiner pour faire exister la vie sociale dans un paysage sage, horizontal, simplifié. Cette assertion surprenante et sensible est loin d’être fausse, mais elle me semble incomplète. L’image de la table rase, comme celle de la feuille blanche, ouverte à la création est enthousiasmante dans l’idée que l’on se fait du rôle des designers. Mais elle occulte quelque chose d’essentiel. À savoir, que le plat pays de Hollande n’est pas tombé du ciel ! Pour se fonder et exister, sa construction a mobilisé au cours des siècles, des millions d’individus: géomètres, ingénieurs, terrassiers, marins, fermiers, veilleurs... Chacun était porteur de la même nécessité de solidarité en vue de la survie de tous. Cette construction collective invisible aujourd’hui est, j’en suis sûr, présente encore dans la structuration des consciences. Et c’est elle, je pense, qui a permis à la modernité de la pratique du design de s’exprimer ici, dans votre pays, comme une nouvelle tradition porteuse d’urbanité et, dans le meilleur des cas, d’altruisme.
Aussi, puisque vous distinguez mon travail de graphiste dans le domaine public, votre légitimité acquise confère à cette appréciation une valeur décuplée à mon engagement. Elle réveille une réalité de l’histoire du graphisme français que d’aucuns auraient aimé laissé sommeiller plus longtemps. Car, en m’honorant, vous honorez en premier lieu un être qui a été imaginé voici bientôt quarante ans. Cet «être-drapeau», fut inventé au lendemain de la révolte étudiante de 1968, avec deux amis François Miehe et Gérard Paris-Clavel, également étudiants en art. Il a porté pendant 20 ans le nom héroïque et gouailleur de Grapus. Atelier collectif, rejoint en 1976 par Jean-Paul Bachollet et Alex Jordan, Grapus va développer un projet politique. Il se veut marxiste et au sein de la société française crée, dessine, organise les signes graphiques pour être utile aux classes sociales exploitées par le système capitaliste dans leur résistance, leur lutte pour s’émanciper et participer à la construction d’une alternative démocratique. C’est un engagement politique que j’interprète, aujourd’hui, comme éminemment culturel et pédagogique. Un regard sur les inégalités sociales qui a suscité de nombreuses tentatives de mise en oeuvre culturelles pour les combattre. Grapus s’est tenu à distance du marché publicitaire. Il a proposé ses services comme intermédiaire entre les organisations du parti communiste français, les associations, les syndicats, les municipalités, les structures culturelles et les citoyens. Dans sa pratique, Grapus était ouvert sur le monde. Il a accueilli pour des périodes de quelques mois à plusieurs années des graphistes, venus de 7 ou 8 pays différents et des quantités de stagiaires. Jean-Paul Bachollet, qui l’a administré pendant 15 ans, écrivait en 1990 dans un texte en forme de bilan: «Grapus prend parti pour un monde meilleur. Les moyens matériels pour mener sa tâche à bien lui font très souvent cruellement défaut.» Après 20 ans d’utopie mise en actes et en images, c’est essentiellement devant cette difficulté à organiser notre résistance économique que nos différents points de vue et nos stratégies n’ont pu s’accorder. Je souhaitais continuer notre aventure avec les institutions d’utilité publique et, entre autres, avec celles de l’État. Cette orientation n’a pas rassemblé les suffrages. Il fallait se séparer, il fallait muer!
Seize ans plus tard, dans ce palais, je suis tout d’abord heureux de remercier la Fondation Érasme pour avoir commandé, produit et fait éditer l’ouvrage, écrit par Hugues Boekraad et dessiné par le graphiste Reynoud Homan, sur mon travail pour le domaine public. Je suis heureux de dire à la Fondation et à tous les deux combien j’ai apprécié la méthode d’investigation et de réflexion mise en oeuvre dans le travail commun, et enfin combien le résultat dépasse les ambitions avancées en mars dernier. Je suis heureux également d’annoncer que le prix Erasme qui me sera remis en numéraires va permettre le financement d’une recherche complète et documentée sur les vingt ans d’activités de l’atelier Grapus. Cette recherche est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que les temps ont changé. «La passion du réel, celle d’activer le vrai, ici et maintenant», comme la définit Alain Badiou, philosophe, français, cette passion qui nous animait, est aujourd’hui souvent vilipendée au titre d’idéologie surannée, qui n’eût que des effets malfaisants. Dans le domaine qui est le sien, Grapus aura témoigné du contraire, et il a été une des principales sources de renouvellement du graphisme français. Je remercie donc sincèrement la Fondation pour l’opportunité qu’elle m’offre de cette production à venir et pour le plaisir que nous aurons à la commenter et à la faire connaître.
Je reviens en 1990. Grapus quittait la scène. Mon modèle d’organisation comme graphiste était toujours celui de «l’atelier collectif». En dépit des tensions qu’engendre ce mode de fonctionnement dans la rencontre de deux générations, c’est ce modèle que j’ai proposé à mes deux jeunes et proches collaborateurs néerlandais, Dirk Behage et Fokke Draaijer. J’avais soif de la fonctionnalité qui les avait formés, ici, aux Pays-Bas. Ils venaient au Sud, attirés par la passion que j’évoquais, il y a un instant. Nous venions de gagner par concours et successivement, l’identité graphique du Musée du Louvre et celle des Parcs nationaux de France. Nous avons choisi alors, de faire apparaître clairement notre fonction dans notre raison sociale: Atelier de Création Graphique. La société toute entière exhibait alors une surcharge de signes et breloques dont la médiocrité ne se justifiait souvent que par la quantité. C’est assuré de nos capacités, qu’avec mes deux partenaires enthousiastes, nous avons décidé de joindre la pugnacité «grapusienne» au développement fonctionnel et rationnel des «modernes» pour tenter de remédier, partout où cela nous semblait possible et nécessaire, à cette parure grotesque du désenchantement social. J’avais acquis pendant ces vingt premières années, la pratique d’une dialectique constructive entre posture militante interventionniste et positionnement institutionnel, voire officiel, qu’on attend de la prestation graphique. La formation avait été fructueuse. Elle s’était forgée au contact de la plus grande diversité de commanditaires: des municipalités, différents organismes de soutien et de formation professionnelle, l’habitat social, mais aussi, des associations d’amitié entre les peuples, des associations de consommateurs, des syndicats de travailleurs dans les secteurs les plus divers. Il faut y ajouter des associations d’étudiants, d’ingénieurs, de bibliothécaires, de journalistes, des associations sportives, des troupes de théâtre et des animateurs de ciné-club, des universités, des radios libres et j’en oublie... Les besoins en communication visuelle dans notre pays n’avaient fait que s’accroître. Dans toutes nos activités, à l’image de celles que nous menions pour le Louvre ou les Parcs nationaux, le public visé mais surtout les acteurs, protagonistes actifs de ces activités multiples devaient être soutenus dans l’idée que leur action constituait une richesse culturelle patente. Il fallait que les signes qui attestaient de leur existence le fassent savoir. Il est clair que cette richesse n’a, le plus souvent, rien à voir avec celle qui permet de bâtir le réel matériel. Elle est mentale et symbolique. Elle participe de la conscience culturelle et citoyenne. Notre projet a été de révéler cette richesse dans sa complexité par le langage commun des signes et des images. C’est à partir de cette seconde époque qu’avec évidence, «l’utilité publique» du graphisme dans toutes ses manifestations socialisées, et non plus seulement sur le territoire des luttes sociales et politiques, m’est apparu comme l’enjeu majeur de notre pratique. Elle continue de l’être.
Cette floraison d’activités dans le domaine public avait eu, trente ans auparavant, une vitalité visible en France. Elle passait par l’engagement individuel et militant de dizaines de milliers de personnes avides de culture et d’activité citoyenne. Peu à peu, la médiatisation de masse se généralisant, toutes ces activités diversifiées ont été contraintes chacune à leur niveau de réviser leur expression originale. Elles ont dû progressivement normaliser leur apparence et troquer souvent la profondeur de leur propos pour des divertissements obligés, suivant en cela les règles et les usages affirmés par les lois du petit et du grand commerce. Dans le même temps, la scène publique ouverte que constituaient traditionnellement les murs des villes, s’était transformée en espaces à rentabilité financière obligatoire. C’est dans cette période que les industries de la communication ont commencé à imposer des produits dits «culturels de masse», susceptibles de rapporter beaucoup d’argent car directement liés à l’organisation de la consommation. Elles s’emploient jusqu’à aujourd’hui, à les diversifier, les multiplier et les diffuser. Elles «monétarisent» ainsi l’espace public et conduisent à un appauvrissement général des signes. Un regard rapide sur notre passé culturel nous le démontre aisément. Il me faudrait évidemment plus de temps que je n’en prendrai aujourd’hui pour en faire la démonstration convaincante. Dans le mouvement de ce discours, je profiterai de l’autorité que ce prix m’octroie, pour vous demander de me croire sur parole. En vingt ans, le maillage politique, social, culturel de mon pays — et je crains qu’il ne soit pas seul dans cette situation — s’est trouvé transféré sur le vaste terrain d’échanges des médias de masse. Dans cette logique, la licence commerciale et l’autorité financière viennent seules garantir l’authenticité et, au bout du compte, la validité d’une prestation de communication publique. Ne pas obéir à cette tendance générale relève aujourd’hui de la résistance à l’idéologie prédominante: celle du marché. Une idéologie qui s’incarne dans des valeurs consensuelles porteuses de passivité citoyenne et dont seules des formes convenues présentent le spectacle généralisé et permanent.
Je ne considère pas le commerce comme un mal nécessaire. C’est l’une des activités sociales dont les acquis, les ouvertures et l’intelligence ont largement contribué au développement de toutes les cultures. Mais je n’accepte pas en ce début de XXIe siècle sa fringante prétention totalitaire. Et si je prends le risque, ici, de vous apparaître ombrageux, à l’occasion de ces remerciements qui n’auraient dû témoigner que de ma félicité, c’est parce que la situation que je viens de décrire brièvement s’amplifie tous les jours. Comme la dégradation écologique, les dégâts opérés par les stratégies mercantiles de la communication atteignent l’échelle mondiale. Ces deux alertes vont de pair. Elles interrogent l’avenir immédiat de notre vie d’humains sur la planète et en société. Elles appellent à une reconsidération profonde des valeurs qui fondent nos pratiques. Ici, celle de la communication publique médiatisée. Commanditaires et graphistes sont les deux protagonistes majeurs de la communication dans le domaine public. Créant ensemble les repères sociaux visuels, ils doivent être informés et mis devant leurs responsabilités. C’est le commanditaire qui prend le plus souvent l’initiative, en voulant transmettre à un public une problématique d’utilité sociale. Dans le contrat qui le lie au commanditaire, le graphiste prend la responsabilité de la transmission du sens de cette problématique. Elle naîtra dans un tissage des images et des mots qui sont les matériaux du partage possible de la connaissance, de la sensibilité et des émotions. L’acte de transmission est donc par nature risqué. C’est un acte de recherche. Une recherche ouverte, non seulement sur la forme graphique, mais sur l’orientation du message qui lui confère sa dimension culturelle. Il ne peut s’envisager prédéterminé par un résultat qui serait connu d’avance. L’acte doit au contraire déclencher le réveil du public, offrir à sa capacité de regard et de jugement la plus grande liberté. À cette seule condition, l’acte de communication ne sera pas instrumentalisé et transformé de fait en acte de propagande. Déclaration de confiance envers chacun, il permettra au plus grand nombre de rejoindre le forum de tous. Ainsi conçue, la communication peut prétendre à être un outil de développement de la démocratie, un enrichissement de la vie politique au sens profond du terme. Mon amie et philosophe Marie José-Mondzain l’exprime parfaitement dans un texte dédié aux graphistes, écrit il y a deux ans. Je la cite: «Contrairement à la lisibilité instantanée, immédiate, des messages de communication, le graphiste produit des objets qui demandent du temps, qui exigent de la patience pour que se construisent cet écart des corps, cette diversité des rythmes qui cherchent dans le partage du sensible à créer l’espace et le temps publics où la parole trouve sa place. Produire des énigmes visuelles qui mobilisent la pensée et convoquent la parole est la seule voie pour que le graphisme participe à la constitution d’un espace commun. Non pas un monde où nous serions “comme un”, mais un monde où le discord et l’échange se déploient dans la multiplicité des différences et des écarts. Un monde bigarré en continuel mouvement.» Voilà pourquoi les graphistes ne peuvent se résoudre à n’être que des habilleurs de circonstances ou de règlements, soient-ils culturels, social ou politiques. C’est seulement à travers la pratique de cette responsabilité et de la liberté qui l’a fait naître que l’acte graphique peut prétendre à la dimension artistique sans pour autant la singer. Les graphistes ne peuvent maquiller les valeurs qu’on leur demande de re-présenter sans contredire dans le même temps la validité civique de l’acte social qui leur a été proposé d’accomplir. L’inverse est un désaveu de leur commanditaire et, à terme, sape l’autorité des valeurs que tous les deux pensaient servir. Cette position éthique et juste était celle des «designers» de la modernité. Des centaines de graphistes dans nos sociétés développées la ressentent encore aujourd’hui comme naturelle et luttent pour la faire respecter. Ils ne peuvent le faire que dans l’union avec des commanditaires convaincus de la justesse et de la pertinence de cette stratégie d’utilité publique. Associés, graphiste et commanditaire, ont une tâche essentielle pour le progrès de la démocratie. Ils doivent permettre le passage des valeurs communes des uns aux autres, en sachant que le processus lui-même fait partie de l’économie générale de ce passage. Cette mission, ils ne peuvent l’accomplir que dans la responsabilité acquise par la liberté de création. C’est au regard de la difficulté à mettre en oeuvre ce processus que le prix Érasme, que vous me remettez pour avoir tenté de le faire, prend toute son importance sociale et culturelle. Il devient un encouragement majeur et politique envers tous ceux dont l’idée de bonheur ne transite pas seulement par l’acquisition de biens matériels. Il dénie au marché le rôle de guide des valeurs.
Nos États nationaux, dans leurs textes respectifs et
malgré leurs différences formelles et historiques, ont en commun un
grand nombre de ces valeurs du domaine public. Elles sont celles dont
nous pensons pouvoir construire nos sociétés ainsi que nos relations
présentes et à venir. Elles concernent le plus souvent l’ensemble des
règles et appréciations qui régissent notre vie quotidienne. Le respect
que la majorité des citoyens portera à ces valeurs dépendra, pour une
grande part, de la vitalité et des risques que commanditaires et
graphistes auront su prendre ensemble pour réussir à les faire
partager. Ce prix ouvre la voie à cet espoir. L’Europe dont nous sommes
pour la plupart citoyens par le coeur ne pourra se construire
politiquement que dans cette clairvoyance d'une communication publique
démocratique, respectée parce que responsable. Beaucoup reste à faire.
Merci.
Site du prix Érasme